MON LIBAN EST MAUDIT

 

Ce matin, à mon réveil, ma ville Beyrouth, la fière, la résiliente, la trépidante, l’insolente, n’existe plus. Depuis ce matin, je n’entends de ma fenêtre que le bruit du verre que l’on ramasse. En silence. Sans un mot. Dans un rayon de 6 km, même spectacle de désolation. Soufflée par une explosion de produits chimiques, Beyrouth courbe l’échine. Beyrouth ne pleure même plus. Beyrouth ne sera plus jamais la même. Beyrouth ne s’en remettra pas.

Au-delà des vitres brisées (pas un seul appartement n’a été épargné), des devantures éventrées, des maisons détruites, des voitures brûlées, ce sont des vies qui sont mises à terre. Chaque coup de fil apporte l’annonce d’une maison détruite, d’une connaissance blessée, d’une personne décédée, disparue, Les Libanais n’en peuvent plus. Les Libanais sont désespérés. Comment pourraient-ils être encore résilients, courageux, croyants, battants, alors que les coups se succèdent et s’accumulent ?

 

Depuis des années vous aidez le Liban, jamais remis de la guerre civile en raison de la corruption, de la mauvaise gouvernance. Depuis des années nous vous décrivons la vie des Libanais qui luttent pour assurer à leurs enfants éducation, soins et nourriture. Car tout cela est un luxe au Liban. Peut-être aviez-vous parfois du mal à comprendre que ces Libanais bien habillés, généreux, même parfois un peu trop, aient besoin de votre aide. Car le Libanais a toujours été fier, a toujours refusé de se considérer pauvre et s’est toujours battu pour sortir de sa pauvreté. Et chaque Libanais qui reçoit de l’aide en aide un autre plus pauvre que lui. C’est qui a permis au Liban de survivre jusqu’à ce jour.

Mais depuis septembre 2019, un an déjà, en sus de cette pauvreté déguisée, ce sont les plaies d’Égypte qui ont frappé le Liban. Tout d’abord il y a eu d’énormes incendies de forêts aux abords des villes, d’origine inconnue. Une catastrophe écologique mais aussi économique car des voitures, des maisons, des magasins, des biens sont partis en fumée, sans aucune compensation de la part de l’État, ni indemnité des compagnies d’assurance, car au Liban nous sommes loin des panoplies d’assurance dont nous nous couvrons en Suisse.

 

Ensuite, il y a eu le lancement de la révolution civile, en octobre 2019. Nous y avons cru. Nous sommes descendus dans les rues par centaines des milliers. Pacifiquement. En chantant, nous avons crié notre révolte, notre dégoût, notre volonté de retrouver notre fierté. Mais la révolution a été écrasée, les mêmes cliques de politiciens sont restées au pouvoir avec les mêmes magouilles. Et pour mieux mater la révolution, la clique au pouvoir a choisi ce moment pour faire éclater au grand jour le scandale de la faillite des banques et de l’État, en tentant d’en rendre la révolution responsable.

Depuis octobre 2019, la situation économique est surréaliste : les épargnants n’ont plus accès à leurs comptes bancaires en dollars (monnaie refuge toutes ces années). La livre libanaise a perdu 6 fois sa valeur (et ce n’est pas fini). L’inflation est de 300%, 400%. Tout vient à manquer. Même les équipements médicaux. Le salaire moyen en entreprise est tombé à 200 US$ par mois, alors que le coût moyen d’un loyer est de 700 US$. Pour faire face à cette catastrophe économique, des chaînes de solidarité se sont mises en place entre Libanais. Troc, repas, dons, collectes alimentaires, chacun donne à plus pauvre que lui. 

Ensuite, il y a eu la crise du coronavirus, le confinement. La mise à mort d’une économie, sans APG, sans aide de l’État. Sans accès aux comptes bancaires. 50% de la population tombe sous le seuil de pauvreté. Depuis le mois de mars, ce sont encore et toujours les Libanais qui s’entraident face à cette tragédie. Partout, des paquets alimentaires, des appels sur les réseaux sociaux pour assurer des médicaments, payer l’accès à l’hôpital. On ne parle même plus d’éducation car parents et écoles sont en faillite. Même la classe moyenne change ses habitudes alimentaires : viande, fromage, beurre de table, petits biscuits, tout cela est du luxe. Que serait-ce pour les démunis déjà exsangues ? Que vont-ils pouvoir encore vendre pour se nourrir, après avoir vendu leurs meubles et leurs habits ? 

Et depuis hier, avec l’explosion apocalyptique, tout Beyrouth est atteint. Pas une famille épargnée. Comment payer le remplacement des vitres (dégâts minimums), des portes défoncées, des meubles abîmés, lorsqu’on a tout juste (ou même pas) de quoi vivre ? Où vont loger toutes les familles à présent sans abri ? Comment payer les frais d’hospitalisation ? Comment remplacer une voiture détruite ? Comment vont faire les propriétaires et gérants d’établissements commerciaux ravagés ? 

Au-delà des pertes individuelles, c’est une énorme crise alimentaire et économique qui se profile dans le pays : le port de Beyrouth n’existe plus. Tout ce qui y était stocké est parti en fumée. Y compris les silos de blé. Et plus moyen d’accueillir de la marchandise. Tout de suite, une nouvelle chaîne de solidarité s’est mise en place. Sur les réseaux sociaux, des annonces d’hébergement gratuit, de dons alimentaires, de meubles. Mais comment une population déjà exsangue peut-elle encore trouver les ressources pour s’entraider ? 

Après avoir vécu la guerre du Liban qui a volé mon enfance, après m’être toujours agitée depuis la Suisse pour mobiliser les âmes de bonne volonté en faveur du Liban, après avoir été de toutes les batailles au Liban, moi la Libanaise qui ai la chance d’être Suisse et de vivre à Genève, aujourd’hui je baisse les bras. Mon Liban est maudit. Mon Liban est condamné. Les Libanais vont mourir à petit feu. Car ce qui a été emporté par le souffle de l’explosion hier, c’est le courage de continuer à se battre. À se relever des cendres. Aujourd’hui plus que jamais les Libanais ont besoin d’aide, de force, de moyens pour leur simple survie. Car seuls ils n’y arriveront pas. 

Beyrouth, le 5 août 2020 Jihane Sfeir